Brinn Sano dit Moustique

L'agitation des passants était toujours plus intense au port. Lorsque les mariniers arrivaient tôt le matin débarquant de la pêche, on pouvait être certain d'avoir son poisson frais. Moustique débarquait ses filets et ses nasses sans interruption. C'était dans ce genre de moment que l'on pratiquait la vente à la criée: A qui mieux mieux on débarquait les établis de bois et les nasses s'y entreposaient ainsi que des cuves en terre cuite renfermant les douceurs de l'océan, encore rampantes dans l'eau saline. C'était une vocation que de vendre de cette manière.

Chaque fois que le bateau accostait, la mère de Moustique prenait les commandes avec soin: les clans profitaient des arrivages pour faire leur commande futures et cherchaient les meilleurs produits.  Et elle avait le coup de main la mère Sano. Il faut dire que c'était le genre de personne auprès de laquelle il ne fallait pas trop se frotter : deux têtes de plus que son fils, des mains aussi larges que des battoirs, elle pouvait vous faire tourner la tête en une taloche. Mais elle réservait sa poigne et sa violence pour le maniement des grosses pièces. Elle n'était pas très souriante mais tout ce dont elle était certaine c'est qu'elle était la meilleure. Les yeux de Moustique admiraient la force et la rapidité avec lesquelles elle maniait le dos de son couteau pour écailler les poissons avant de les vendre.

"Dis-donc mon chéri, arrête donc de lambiner et viens vider les truites!
Oui m'man!"

Chez les Sano, on pêchait et préparait le poisson avec respect depuis des générations. Moustique avait toujours vu ses parents prendre soins des membres du clan Nalkiri avec une générosité qui les caractérisait si bien. Faute de sourire, la matronne avait un cœur généreux: lorsque c'était pour des petites gens elle baissait ses prix et rajoutait du rab. C'était sans doute ce qui les démarquaient par rapport à d'autres comptoirs : la mère et le fils n'étaient pas seulement de simples vendeurs mais de véritables poissonniers attentionnés.

Depuis petit Moustique travaillait dur et lorsqu’il n’assistait pas à la Criée, Il s'agrippait à la première charrette pour aller vendre à Val'Arak ses plus belles pièces. Avec sa petite bouille et son sourire, il avait toujours eu le chic pour attendrir les artisans de bouche, rêvant lui-même un jour de faire de la cuisine son métier.

Mais les péripéties de la vie avaient quelques peu meurtries la candeur de Moustique : il avait perdu son père et le bateau de pêche lors d’une tempête en mer.  La famille Sano se contentait de prises plus modestes pour le clan et s’était retrouvée à servir dans des tavernes :

"Dis-donc Moustique, tu crois qu'on est dix pour gérer le service? Bouge-toi l'arrière train et prépare-moi le garum veux-tu?
Tout de suite m'man!"


Et le jeune pêcheur s'attelait à la tâche. Il attrapait tous les abats pour les mettre dans un immense bol en céramique. Puis d'un geste assuré il vint donner un coup de couteau afin d'ouvrir un sac de sel, qu'il versa en grande quantité avant de mélanger à mains nues la préparation. Si la mère Sano était si rude c'est qu'au fond elle ne voulait pas avouer à son fils qu'elle n’en n’avait plus pour longtemps. Moustique le savait mais ne disait rien, il lui souriait et exécutait.

Ils firent mine de rien jusqu’à ce qu’elle perde la vie, elle aussi. Une malédiction bien tragique pour un simple Nalkiri.

Malgré tout, le jeune Moustique souhaitait conserver les rites ancestraux, offrir confort pour les clans et bonheur sur le visage des gens. Il attrapa sa canne à pêche et un baluchon puis quitta son village natal à la recherche d’une mentor à Val'Arak, convaincu qu’on lui apprendrait d’autres choses.

Et puis son nom passait rarement inaperçu pour un gaillard comme lui. Bien qu’à première vue il passait inaperçu au milieu de la plèbe, ses épaules carrées et ses mains calleuses témoignaient d'un métier physique. Le pêcheur portait le plus souvent des braies amples et ternes, tâchées d'écume et vieillies par le sel de mer. Ses cheveux clairs et blondis contrastaient avec son teint halé et buriné par le soleil du grand large. Ses yeux pers étaient de bons indicateurs météorologiques : tantôt foncés par temps de pluie, tantôt clairs lorsque le soleil pointait son nez.

Lorsque Moustique trainait dans les auberges, les petites gens ne pouvaient s’empêcher de se retourner pour l’observer tellement il était atypique pour celui qui voulait devenir membre du clan des ours : Il avait troqué griffes et dents par le port de multiples boucles à ses oreilles et d'un collier orné d'un coquillage, qui tombait avec légèreté sur sa poitrine non tatouée. Il était facile de deviner d'ou ce gaillard provenait tant il émanait un mélange d'iode et d’effluves marines.

« Moustique ? Mais pourquoi est-ce que l’on t’appelle Moustique ? »

« T’aimerais bien le savoir hein ! Si je te disais que ça venait de…. »

La suite, seuls les piliers de comptoirs la connaissait.