Trop d'inconnues dans l'équation

La fumée s'élève dans l'air froid au dessus de moi. Une brise hivernale la pousse et la disperse à peine formée.  Le vent est glacial mais sur mes lèvres, dans mes poumons, la chaleur de la cigarette persiste. Ouais ca y est je m'y suis mise. Le tabac. Ce poison. Parce que je suis comme ça. Je ne sais pas quoi faire de mes dix doigts. J'ai besoin de les occuper j'imagine. C'est nerveux. Ça me calme. Je finirais comme ces mineurs silicosés à cracher mes poumons ... qui sait ?

Dès que je m'arrête, je me met à penser. Et ça ce n'est pas bon du tout. C'est un bazar dans ma tête. Je fuis en avant en me tenant toujours occupée pour ne pas avoir à m'arrêter et faire le point. Mais des fois ... j'ai pas le choix. Alors je m'en roule une quand je suis seule ... La cigarette plutôt que la pipe oui. J'aime l'idée que mes petits travers finissent en cendre, sans laisser de traces. J'aime l'idée de ne pas avoir besoin "d'accessoire" pour ça. Je ne saurais expliquer pourquoi.

Je suis sur la terrasse de la taverne. Seule (pour une fois). A quelques mètres de moi, une petite fille dort, dans la chambre que je loue. "ma" fille ? Non ... Pas vraiment. Pas encore mais t'y penses.  C'est la petite Rotkinson que j'ai prise sous mon aile. Ses grands yeux bleus qui me regardent avec toute l'innocence du monde ... Ils me font fondre. J'y lis à la fois l'espoir, la joie, des émotions de gosses ... Et au fond de ces prunelles, je sais que le bleu sombre de son regard cache une histoire d'une tristesse infinie. Pauvre choupette. Je n'ai pas eu le choix que de la prendre avec moi, elle mérite que d'être heureuse. Mais elle te pourrit la vie. Même si c'est beaucoup de responsabilités, c'est sûr. Tu ne voulais t'attacher à personne pourtant.  

Ce soir le sommeil me manque alors je tarde à venir la rejoindre. Et je cogite. J'aime pas cogiter.   Parce que j'ai trop de choses auxquelles penser. Parce que tu penses à l'avenir et que tu ne veux pas.

En quelques mois, les choses sont devenues folles pour moi. Je n'avais pour ambition que de vendre des bricoles sur un marché et je suis devenue ... quoi au juste ?   Un bouche trou "Architecte" ... La dirigeante du clergé de Bolbec de la cité. Moi qui n'avais aucune vocation religieuse particulière ... Ni de prétention scientifique ... Le bricolage, c'était tout juste un hobby. Une sale manie chez moi. Je me retrouve à devoir occuper un siège bien trop large pour moi, laissé par une femme à la cheville de qui je n'arriverais jamais. Et je porte leurs attentes à tous, leurs espoirs ... Tous ces esprits géniaux et inspirés, ces gars qui m'écoutent et pour qui je me dois de donner le change et essayer d'être à la hauteur de leurs talents. Tu les trompes. Tes inventions sont merdiques. Même un handicapé incapable de marcher a pas voulu de ta chaise roulante.
Je les entends les murmures outrés des petites commères et des braves compères de Kar, bien propres sur eux qui me voient catapultée malgré moi à la tête de l'Eglise. Ceux et celles qui me croient ambitieuse, qui serrent les dents en me critiquant parce que je vend des livres échappant à leur compréhension   et parce que tu as une propension à t'allonger nue sous les hommes ... Ils te traitent tous de sal... ... mais je me fiche de leurs avis et de leurs critiques !  C'est faux.

Je n'ai pas le temps pour m'occuper de leur jalousie. J'étais pas prête pour le moindre engagement. Pourtant ca m'est tombé dessus. Tout. J'ai tant à faire ... Mon commerce ... Les affaires du clergé à lancer ... Ma "presque fille" qui maintenant occupe une partie de mes pensées et m'oblige à penser "avenir". Et tes affaires de cœur ma belle, mais tu te l'avoues pas. Tu t'es faite avoir en beauté.

Quelle barbe ... Bolbec t'es un rigolo. T'aimes les choses ordonnées mais tu t'amuses à mettre la pagaille dans la vie de tes fidèles. Tu te marres à nous regarder nous prendre la tête à reconstruire le puzzle de nos vies. J'espères que applaudiras des deux mains et même des deux pieds quand j'aurais fini de remonter le miens. Au moins t'as raison quand tu dis que "chaque échec est une occasion d'apprendre". Des leçons j'en prend, et pas qu'un peu.

Je porte la cigarette à mes lèvres une fois encore. Je tire sur le tube jusqu'à sentir la chaleur de la braise approcher de mes doigts engourdis par le froid. Je tire encore jusqu'à l’extrême limite, jusqu'à sentir le picotement douloureux du feu. J'écrase alors le mégot dans le cendrier improvisé et expire l'ultime nuage de fumée. Le cadavre de mon addiction atterrit dans une choppe en crâne de troll remplie de sable que tu avais posé sur le rebord.  Une saleté que tu destinais au marché Gorlack. Un invendu. Encore une de tes idées débiles et sans lendemain.

Cogiter ca me réussit pas ... Il est plus que temps de me coucher. Demain sera un autre jour. Tout finira par s'arranger. Comme toujours. Pas question de me laisser aller. Ça n'a jamais été mon genre. Et même s'il manque des pièces au puzzle ... je ne suis plus seule.