[BG] Solofein Yauntar

*Son père avait plus du bourreau que du père, tandis que sa mère était, tout comme lui, sous son emprise. De telle sorte que Solofein comprit rapidement qu’il n’avait aucune chance de lui échapper. Plutôt que de sombrer dans la désespérance, il se résolut à subir ses tourments avec stoïcisme. Il prendrait tout ce qu’il pourrait de son géniteur sans rien lui donner en retour. Plus tard, il fut même reconnaissant d’avoir été, si jeune, soumis à pareil traitement.*

“Ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort.” *Se répétait-il souvent.*

*En tant qu’officier de la Garde sombre, son père prit grands soins de lui inculquer, à force de coups et autres sévices, son sens du devoir et sa discipline. Il exigeait de lui rien de moins que la perfection en toutes choses. Solofein n’était qu’un bambin que son père inspectait déjà ses quartiers avec la même rigueur qu’il ne l’aurait fait de ceux d’une Lame noire. Il devait toujours être tiré à quatre épingles. À l’école, il devait impressionné ses précepteurs. Il devait être le meilleur lors des épreuves physiques. Mais aussi, et surtout, en tout temps, il devait se taire et obéir sans broncher.*

*Lorsque Messire Yauntar recevait des invités, Solofein devait chanter:*

“La bannière bien haute!
Les rangs serrés!
La Garde sombre marche…
D’un pas calme et ferme!
L’esprit des meahs perdus au combat,
Marchent dans nos rangs avec nous!”

*Il avait toujours un mince sourire aux lèvres en se rappelant ces soirées. Il avait une belle voix et savait plaire à son auditoire. Solofein se souviendrait toujours de la fierté dans les yeux de son père. C’était les seuls instants où il lui donnait l’impression de valoir quelque chose. Puis, il secouait la tête. C’était ingrat de sa part de penser cela. Son père tenait à lui. N’était-ce pas, en fait, grâce lui, s’il avait toujours été premier de classe, autant dans les leçons que dans les concours d’athlétisme?*

*Lorsqu’il arriva à sa majorité, son père l’invita à le suivre dans son bureau. Il s’asseya derrière l’imposant meuble d’acajou, tandis que lui se tenait bien droit, fixant le vide devant lui.*

“Fils, il est temps pour toi de faire ton entrée dans le monde.”

“Ça y est. Il va me faire prétendant de la Garde sombre. Enfin!” *Se dit-il en son for intérieur, trépignant de joie et d’excitation.*

“L’un des chasseurs des Daevionlyr s’est cassé une jambe et, selon toute vraisemblance, il ne pourra plus jamais remplir ses fonctions.”

*Son père sourit tout en le fixant. Il faisait durer le suspens, comme s’il allait lui annoncer la nouvelle qu’il attendait. Solofein ne comprenait pas où il voulait en venir.*

“Je t’ai eu son poste. Tu ne m’appartiens plus, désormais. Je t'ai vendu pour un bon prix. Te voilà domestique d’une prestigieuse famille de Sombrum. Tu commences la semaine prochaine.”

*Solofein se glaça. Il aurait pu s'effondrer. Toute sa vie, il avait été entraîné dans un unique but: marcher dans les traces de son père. Il s’employa, de toutes ses forces, à ne rien montrer de ses émotions, mais son père n’était pas dupe.*

*Il aurait pu dire:*

“Allons. Tu ne pensais tout de même pas que j’allais te faire prétendant? Fils, ce n’est pas comme cela que cela fonctionne. Tu dois d’abord faire tes preuves. Ce poste te permettra de vivre par toi-même. D’apprendre par toi-même. Mais aussi, et surtout, de te mêler aux autres. De te faire des meahs, des contacts. Bref, de faire partie intégrante de la société nargolith. Ensuite, tu pourras peut-être être digne de la Garde sombre, mais pas avant...”

*Mais il ne dit rien. Il avait deviné son désarroi et, plutôt que de compatir, il s’en était réjoui. Solofein plongea ses yeux dans les siens, tous deux les avaient du même bleu acier. Son sourire s’était changé en un rictus cruel. Solofein ne voulait pas lui donner cette satisfaction. Il se contenta d’incliner le buste et, de sa voix la plus révérencieuse qui soit, dit simplement:*

“Grand musi, Messire Yauntar. Ce fut un honneur de vous servir. Je servirai les Daevionlyr avec grande diligence et espère y représenté dignement notre famille.”

*Le sourire de son père s’effaça doucement pour donner place à son habituelle grimace réprobatrice.*

“Hmph! Tu peux disposer.”

*Cela faisait trois ans que Solofein travaillait pour les Daevionlyr. Il avait plus appris durant ce court lapse de temps qu’il ne l’avait fait durant une existence toute entière passée au manoir familial. Il avait appris, ni plus ni moins, comment survivre par lui-même dans cette vaste cité qu’était Sombrum, où les ombres dissimulaient de nombreux guet-apens.*

*Il s’était fait des amis et des ennemis. Il avait appris à gagner et à perdre. Mais, surtout, il avait appris à apprendre ses erreurs, car il en avait fait plusieurs - et continuerait d’en faire. Ce faisant, il ne cesserait jamais de s’améliorer. Il tendrait toujours de plus en plus vers la perfection à laquelle il aspirait. Il lui fallait être parfait, car il lui fallait montrer à son père qu’il valait mieux que lui. Que l’élève avait, contre toutes attentes, surpasser le maître.*

*Le travail de chasseur lui seyait bien. Il était patient, attentif et rusé. La vie lui avait enseigné à attendre le bon moment. Le patriarche des Daevionlyr n’hésitait pas à lui témoigner son appréciation. Cela n’avait rien d’étonnant, car il était particulièrement obséquieux à son endroit,  se montrant toujours docile et aimable, mais, surtout, efficace et, bien vite, indispensable. Par un étrange hasard, Solofein ne manquait jamais une occasion de se faire valoir et commença, petit à petit, a cumuler les fonctions: chasseur, veneur, cocher et même valet.*

*Puis, sans que personne n’ait pu le prédire, arriva tout à coup le bon moment. Celui qu’il attendait depuis maintenant trois longues années. Celui pour lequel il s’était préparé toute sa vie. Cette occasion se présenta sur un plateau d’argent et Solofein ne manqua pas d’y voir un signe de Nasticia lui indiquant qu’il était prêt à passer à l’étape suivante.*

*Deux baronnies - celles de la Diplomatie et du Clergé - entraient en rébellion ouverte contre le Seigneur-Roi Merclaw, tandis que la Garde sombre lui restait fidèle. Cette rébellion, qu’on appelait déjà le Schisme, allait inévitablement se traduire en affrontements dans les rues. Le chaos allait s’emparer de la cité. Le sang allait couler. Il fallait que ce soit le sang des dissidents, mais aussi, et surtout, il fallait que Solofein soit au coeur de tout cela.*

*Il n’eut aucun mal à obtenir une référence du majordome des Daevionlyr, qui voyait en lui un rival inquiétant. Il écrivit au Tes’Amaih d’une main assurée, avec l’intime conviction qu’il accomplissait là sa destinée. Puis, il y eut l’attente - somme toute assez courte -, jusqu’au jour où on annonça la venue en ville du Kai’ en personne. Tous ceux désireux de servir au sein de la Garde sombre étaient invité à se présenter à la salle d’entraînement de Sombrum.*

*Solofein s’y rendit et, lorsque le Kai’ passa en revue les volontaires présents, c’est sur lui, le premier, qu’il posa son dévolu. C’est à cet instant qu’il fut nommé non pas Prétendant, mais bien Lame noire, directement!*

*Il n'en croyait pas sa chance. En était-ce réellement une? N’avait-il pas travaillé toute sa vie dans cet unique but? Il y voyait encore un signe de Nasticia. Il devait en être digne. Ce soir-là, on l’invita, lui et les autres recrues, à prendre possession de leurs nouveaux quartiers dans les baraquements de la Garde sombre. Dans la salle principale où se réunissaient la soldatesque de Sombrum, un groupe de vétérans et d’officiers les attendaient, avec des mines sombres.*

*Solofein croisa le regard de l’un d’entre eux. Celui-ci semblait dire:*

“Vous n’avez aucune idée de ce dans quoi vous vous êtes embarqués, bande de bleus. Lorsque les combats éclateront - s’ils éclatent - vous serez les premiers à trépasser.”

*Ce regard méprisant et réprobateur. Ce regard qui signifiait tant. Solofein le connaissait que trop bien. C’était celui de Messire Yauntar en personne…*