La jeune nargolith faisait face aux longilignes miroirs chez Ceolfritch... En dépit de trop nombreuses heures étirées chez le couturier de Sombrum celle-ci prenait, pourtant, rarement le temps de croiser son propre regard, sa propre silhouette. Cette étrangère, cette intime, cette amie, cette nemesis...
Des décennies de confinement en une demeure lugubre avec pour seule conversation des livres poussiéreux et ses pensées. Eclipse de la Raison, quand les blanches pages de connaissances s'étirent à perte de vue sans les ombres du réel pour les confronter...
Quand le verbe se faisait aussi rond que ses traits juvéniles, que nul autre que le silence se faisait public de ses diatribes enflammées, que nulle autre que la folie pouvait répondre à ses interrogations étouffées...
Où était donc passée cette adolescente idiote et bavarde aux atours pastels ?
« Qui êtes-vous... ? » murmurait-elle à son reflet...
Qui pouvait être cette silhouette diaphane gainée d'artifices à en escamoter en moults plis et replis sur soit tout ce qui dépassait alors de la norme ?
Nulle sourire n'ornait ses lèvres, le bonheur en interdit, et un simple clignement de ses grands yeux sombres venait souffler de froides ténèbres sur la moindre flamme.
Les mots passaient chaque jour plus difficilement le seuil de ses lèvres, captifs de ses contradictions, hantant ses pensées, se disputant entre eux en un douloureux chaos intérieur. Ses désirs, ses ambitions, ses restrictions, ses jalousies prenant en otage le moindre de ses bonheurs, l'essentiel de son temps, son âme en champ de bataille sans gloire d'où rien ne sortirait vainqueur sinon dépit et amertume.
Alors elle était venue porter à une plume d'acier la goûte noire, lourde et poisseuse, des tourments de Malnara. Si sa voix se dérobait à ses intentions, de blancs vélins parviendraient à capturer l'essence même de ce qui déchirait son âme... Chaque mot venant soustraire un fragment de ses maux, barres de vers noirs venant incarcérer ses tourments en un écrin de poésie... Les interdits, les désirs, les passions venant étirer leur timide légion ligne après ligne, prêts à un affrontement inédit.
Las.
Le silence.
La folie.
Seules réponses.
« Qui êtes-vous... ? » murmurait-elle à son reflet...
La silhouette élancée gainée de ténèbres redressait légèrement l'échine, le port altier, presque arrogante en ses soieries qui se tendaient sous les contraintes d'un corps qui refusait à s'effacer. Nul sourire n'ornait ses traits que venaient battre longues mèches de jais.
De grands yeux couleurs d'un ciel nocturne venaient transpercer son âme de leur jalousie, de désirs rances de n'avoir pu s'exprimer, d'aveux étouffés à même le cœur, de défaites sans mener bataille...
Un souffle...
« Pitié... »
Son regard vint s'éteindre, ses yeux se fermer...
« Ceolfritch... Laissez-moi un instant je vous prie. »
Etait-ce une larme noire qui roulait à la joue pâle de la jeune femme ou le jeu trouble d'un éclairage insuffisant?
A son retour... Ni Ekatereliae Locc ni ce reflet qui était sien ne se trouvaient plus chez le tailleur.
Celle qui autrefois vagabondait si colorée dans les ruelles étroites de Sombrum n'était désormais bien souvent guère plus qu'un parfum maussade qu'on devinait parfois dans l'air du soir...
Sujet: Pensées offertes au silence