- Tezcatlipoca -

« Ne t’en formalise pas trop, petit frère. »

Huitzilopoctli retira la main spectrale qu’il avait posée sur la tête suintante et grugée de vers de son jeune frère. Le zombie, ses traits déformés par la putréfaction, émit alors une plainte sourde en passant une main à 4 doigts rabougris contre ce qui restait de son visage.

La mémoire était une faculté fragile qui faiblissait avec l’âge. Dans le cas des Mortanyss, leur existence fonctionnait malheureusement en cycle inversé à ceux des Mortels. Tezcatlipoca ne faisait pas exception à la règle, mais la torture d’être vidé de ses sens, de ses images du passé, lui paraissait souffrant, insupportable. Son esprit brisé par l’Éveil ne lui accordait que de rare fragments d’images brouillés, de sons distordus et de sensation mitigées. Ses Aînés avaient été graciés de la connaissance de leur vie antérieure, et pour cela, il les enviait, sans en être mesquin.

« Cela viendra, quand Père le décidera. Tu te rappelleras quand il le jugera opportun. »

Le macchabé hocha lentement sa tête verdâtre. Le fantôme devant lui eut un sourire carnassier sur son visage translucide. Huitz appréciait Tez, pour sa curiosité, son innocence enfantine de Nouveau-Né et pour son entêtement naturel à vouloir rendre Père fier. De bonnes qualités que tous Mortanyss se devaient de cultiver pour faire fleurir la Gloire de Lakkak. Si sa curiosité était une denrée qui était tout à son honneur, elle était également son plus grand défaut.

Plusieurs fois, les Aînés – la plupart du temps, Huitz -, se devaient d’aller le quérir aux frontières du territoire des morts pour le ramener. Sous prétexte de vouloir découvrir le monde, de désirer mettre à profit son utilité douteuse, Tez s’éloignait toujours de plus en plus, au grand dam, et parfois exaspération, de ses frères et sœurs.

« Un jour, lui répétait souvent Huitz, Père te dictera ton devoir, et tu ne souffriras plus de ce mystère qui te ronge. Mais je t’en conjure, petit frère, reste près de nous. Les Vivants sont mauvais, et, s’ils te trouvent, te réduiront en charpie. »

À ces longues phrases qu’il jugeait complexes pour sa cervelle à moitié moisie et gélifiée par le temps, Tezcatlipoca peinait à en saisir le sens.

Les Mortels les haïssaient, mais pourquoi ?
Et s’ils les haïssaient, devait-il en faire autant ?

Le voyant à nouveau sur le point de se donner un arrêt-cérébral à force de penser, Huitz vint masquer en douceur les yeux jaunis et ratatinés de son frère avec ses grandes mains ectoplasmiques, voulant calmer son effort mental inutile.

« Ssshh…Gloire au Père, petit frère. »
« GlOiRe… »

La lame argentée qui se posa délicatement sur son épaule lui arracha un mince sourire. Une expression qu’il tâcha de dissimuler en baissa davantage le chef, désireux de préserver la modestie propre à ceux qui occupaient le poste tant convoité. Une caste dont il ferait, dans quelques secondes, officiellement partie prenante.

- Ezekiel de Valombre, jures-tu de servir ton peuple, de respecter le Saint-Clergé, d’obéir à ton Empereur et de faire honneur à tes frères d’armes ?

- J’en fais promesse.

- Et jures-tu de toujours rester droit et fier devant l’ennemi, de pourfendre les infidèles et de promouvoir la vérité et l’honnêteté ?

- J’en fais promesse, répéta l’intéressé.

Satisfait des réponses simples fournies par le candidat, le Chevalier Arbaham Neill Felner hocha la tête d’un mouvement vigoureux.

- De par mon titre, moi, ton maître, te sacre désormais Chevalier du Saint-Empire. Puisses-tu briller dans la Lumière du Très-Haut et éclairer les pas de tes pairs avec grâce, amabilité et générosité.

Lorsque le jeune homme se redressa, il fut baigné d’une salve d’applaudissement de la foule, derrière lui. Une part de la noblesse citrienne et leur famille proche – femme et enfants - s’était rassemblée au palais pour l’adoubement d’une poignée d’hommes dont il faisait partie. Le nouveau Chevalier salua d’une main légère l’auditoire, scrutant de ses yeux ambrés les visages de l’assistance enjouée.

Ce fut la première fois qu’il la vit, là, près de ses parents. Un éclair d’or entre deux figures fades. Le monde sembla se dissiper autour de lui alors que son regard resta accroché à la jeune femme de l’assistance, qui, remarquant le soudain intérêt de l’homme, laissa son visage se couvrir de rose.

Une bonne tape dans le dos le ramena rapidement à la raison, et, sortant de son ébahissement face au coup de foudre soudain dont il venait d’être frappé, il rentra dans les rangs pour la suite des adoubements. Mais les beaux discours de ses acolytes, ainsi que de William de Castelet, lui semblèrent bien ternes en comparaison de la fleur qu’il avait su cueillir de ses yeux, quelques minutes auparavant.

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Tezcatlipoca ouvrit un œil, puis l’autre, s’extirpant avec une lenteur plus agglutinante qu’à l’ordinaire de sa méditation. S’il avait eu des articulations, ces dernières auraient fort probablement craqué jusqu’à ce qu’on les entende à l’autre bout des Landes. Un bref regard autour lui apprit qu’il avait été observé durant une partie de son absence spirituelle.

Axayacatl, une succube aux yeux couleur cerise, était lovée dans un vieux canapé abimé par le temps et l’usure des rongeurs, fixant d’une expression doucereuse son petit frère.

- Tu sembles perturbé, petit-frère chéri ?

Étrangement grincheux en cette nuit d’abysse, le spectre grommela une série de propos totalement inintelligibles alors qu’il frottait la brume formant un visage aux contours indéfinis et gazeux. Il faisait des rêves de plus en plus complexes, depuis quelques jours, mais les détails les caractérisant fuyaient sa mémoire aussitôt éveillé, comme des cauchemars que l’on désirait faire échapper de son esprit, au risque qu’ils nous hantent. Plus il tâchait de se rappeler, et plus l’information glissait hors de sa portée, comme s’il tentait de cueillir de l’eau de pluie avec une passoire.

Devant le mutisme de son cadet, l’éblouissante créature se glissa tout près de lui, pressant le corps ectoplasmique de Tez contre sa poitrine volumineuse, un acte tout maternel à ses yeux.

- Pauvre amour… Nous passons tous par cette frustration, sache-le.

Pris d’un mutisme qui lui ressemblait peu, Tezcatlipoca expira un nuage sombre de ses lèvres éthérées. Il était facile de porter des propos rassurants à autrui quand on ne souffrait plus de l’amnésie prenante de sa vie passée. Le spectre se demandait d’ailleurs comment ses frères et sœurs faisaient pour être si sereins à l’idée qu’ils aient, pour la plupart, vécu une première fin abrupte ? La vie leur manquait-elle ? Ne cherchaient-ils jamais à retracer leurs cheminements antérieurs ?

Il ne pensait pas être dans ce bateau, mais, d’une curiosité toute naturelle, il cherchait des réponses aux mystères de son existence, toujours craintif d’en offusquer son Père, bien malgré lui. Axayacatl avait été une artiste de renom, une danseuse étoile hors-pair dans le peuple de la Sombre. Elle se souvenait d’avoir été froidement étranglée par l’amant d’une rivale, quelques jours avant un spectacle d’envergure. Une fois Mortanyss et munie de ses souvenirs, elle n’avait cependant jamais tenté de se venger. L’amour qu’elle portait envers sa famille, disait-elle souvent, prévalait sur toute la haine qu’elle pouvait ressentir envers ses ennemis du passé.

Sentant que son esprit patinait comme un chat sur l’huile, Tezcatlipoca ferma les yeux, s’abandonnant à l’affection doucereuse de sa sœur, oubliant une nouvelle fois chevalerie, renom et femme aux cheveux de lumière.

La lame argentée ressortie de son fourreau de chaires putrides dans un bruit de succion écœurant. La créature, privée de cette « vie » corrompue offerte par Lakkak, s’écroula alors lourdement au sol, sous le regard satisfait de son libérateur indésirable.

Le Chevalier aux cheveux d’un blond très clair passa nonchalamment l’arme contre la tunique poussiéreuse du Mortanyss inerte alors que l’un de ses frères d’arme le rejoignait.

« Ils sont de plus en plus nombreux à s’aventurer sur le territoire… Ça devient lassant. »

« Préoccupant, tu veux dire ? » rétorqua Ezekiel en tournant et retournant sa lame de nouveau immaculée à la lumière du soleil qui les baignait de ses rayons timides, en ce début de printemps.

« Bah… ce n’est cestes comme si les zombies étaient difficiles à tuer, mh ? »

« Cestes, mais quand ils réaliseront le nombre de petits-frères et de petites-sœurs que nous avons brûlés, écorchés, démembrés, ils finiront par nous envoyer des liches, des faucheurs, des cryptiques, des vampires… »

La grimace du deuxième chevalier, un homme un peu gras mais dont la force des coups de sa masse n’était pas négligeable, fit sourire un Ezekiel plutôt moqueur.

« Des vam…des vam-vam…des vampires ? »

« Des vampires. »

Le séduisant chevalier abaissa le chef tout en levant ses yeux ambrés vers son camarade, se donnant un air bien théâtral, avant de courber index et majeur en crocs près de sa bouche.

« Des suceurs de sang ! Des Maîtres de la Nuit, des Marcheurs Sombres, des Bellâtres au cœur noir. »

« Arrête, Ez… »

Le beau blond fit un long pas glissant vers l’autre, étirant le cou vers lui en écartant d’un geste sec les bras, mimant le mouvement fluide de battement d’ailes.

« Et certains sont pourvus d’appendices volatiles, mon cher Leinhart… Des ailes, comme celles des corbeaux, aussi noires que l’Advombe. Ce sont les Favoris de Lakkak, des Anges Noirs à la force extraordinaire. Nous savons que les Morts nous viennent de la terre, mais personne ne peut se douter de ce qui peut nous tomber dessus de…Là-hauuut ! »

Le pauvre Leinhart se plaqua les mains sur les oreilles, blanc comme un drap.

« Stoooop ! »

Le chevalier terrifié provoqua l’hilarité de son comparse. Leinhart était un bon gaillard, prêt à affronter 2 ou 3 Gorlaks à la fois, mais incapable d’entendre des histoires mortanss. Si les zombies ne l’effrayaient que modérément, il en était autres choses des Aînés. Cela venait probablement du fait que son cousin et les parents de ce dernier avaient été massacrés dans leur ferme, au Nord-Est de l’Empire, une dizaine d’années plus tôt. L’histoire avait fait quelques remous, la population rurale avaient exigé une présence plus forte de la Légion dans les sections plus isolées de Citria. Cela avait cependant traîné, et 2 autres familles furent achevées comme dans un abattoir avant qu’un poste de garde supplémentaire ne soit érigé dans le secteur où semblaient s’acharner ces monstres.

Voyant que le colosse jouait des castagnettes de ses genoux, Ezekiel s’écarta enfin de lui après lui avoir asséné une bonne claque sur l’épaule.

« Allez, rentrons au Palais. Je dois me changer, j’ai rendez-vous avec une fleur particulièrement ravissante. »

« La fille du Comte, encore ? »

« La fille du Comte. »

Alors qu’ils marchaient vers leurs montures, le plus svelte des deux entendit l’autre se gratter la tête, pris d’un évident embarras. Il ne se fit pas plus prier pour exprimer son opinion à ce sujet.

« Je pensais que son père l’avait promise au Marquis de Val-de-Ciel ? »

« C’est le cas. »

« Mais Ez… Il te déteste, cestes ? »

« Ça m’est égal !? » déclara le blond d’un ton passif-agressif, jetant un bref regard vers son acolyte, l’air franchement agacé par le sujet.

Maintenant muets, les chevaliers de l’Empire se mirent en scelle avant de prendre la direction des portes principales de la Capitale.

L’humeur ombragée par la dernière et courte discussion qu’il venait d’entretenir avec son lans, Ezekiel soupira lourdement, les yeux rivés sur la silhouette des murs qui se découpaient à l’horizon, symbole protecteur de la Blanche, remparts imprenables de la civilisation la plus puissante des Landes.

Le Comte…que pouvait-il bien lui faire, de toutes façons ?

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À force de répétitions, le mur de brique contre le lequel le vampire assénait des coups de tête depuis plus de trente minutes était fissuré ça et là.

Tezcatlipoca avait le crâne solide, disait-on maintenant, déjà. Ce dernier était assis à même le sol, avant-bras posés contre ses genoux repliés, balançant le chef d’avant en arrière, frappant ce pauvre mur noirci par le temps et la saleté depuis qu’il s’était éveillé de sa méditation. Son expression était celle d’une profonde frustration, teintée d’une souffrance bien plus complexe et insidieuse que celle du corps.

Ce fut Axayacatl qui le découvrit en premier et, incapable de le faire cesser sa séance de torture auto-infligée, était allé quérir un frère plus près relationnellement à son cadet. Huitzilopochtli était arrivé à vitesse grand V, observant la scène avec autant de stupéfaction que sa sœur.

« Ça fait combien de temps qu’il est comme ça ? »

« Je ne sais pas… Depuis qu’il s’est éveillé, je suppose… Cela fait plusieurs fois qu’il sort de méditation en violence, ou perturbé… »

L’Aîné des trois se rapprocha du nouveau vampire avant de s’agenouiller devant lui, observateur. Il leva une main translucide devant le visage de son frère et agita les doigts, sans obtenir de réponse visuelle de sa part.

« Père l’a fait évoluer à un rythme effarant… Passer de zombie à vampire en si peu de temps peut être dur sur l’âme… Les souvenirs de son ancienne vie lui viennent trop rapidement pour qu’il puisse les assimiler, les accepter. J’imagine qu’il essaie de les chasser en se frappant la tête. »

« Ça peut fonctionner ? » s’enquit la ravissante succube en arquant un sourcil.

« Non… »

Des mots faibles et éraillés s’échappèrent des lèvres du vampire, alors qu’il se fracassait une nouvelle fois l’arrière de la tête contre le mur.

« Le Comte… Ce qu’il peut me faire… le Comte… »

« Le Comte ? De quoi parles-tu, petit frère ? »

Axayacatl soupira en levant les bras au ciel, sans réponse.

« Il marmonne ça depuis tout à l’heure. Laissons-le, Huitz, il se calmera de lui-même. »

Le Fantôme passa une main légère contre la chevelure platine du vampire avant de se redresser, conscient que sa comparse avait raison.

Ses souvenirs lui appartenaient, il n’en tenait qu’à lui de les mâter, ou d’y succomber.