[BG] Une histoire de pains

«Et lui... Il goûte quoi?»

«Je. Te. L'ai. Déjà. Dit. C'est juste un pain n-o-r-m-a-l».    

On peut voir la veine sur la tempe du boulanger pomper son exaspération. Une heure. Cela fait une heure que cette chose, cette enfant Nébulix, peste le vaillant Hastane, sans compter de la file de clients qui commence à s'allonger. Personne ne démontre un intérêt à venir à son secours non plus, par crainte de trop se rapprocher d'une Nébulix ou par respect il ne saurait dire.
     
Néanmoins, ce que le boulanger ignore, c'est que Milixia Rimbaldi est en mission. On lui a donné quelques pièces d'or pour ramener du pain au reste de la famille et elle veut s'assurer de faire un bon choix... Même si ça implique de faire répéter (littéralement) vingt-trois fois chacune des sortes. Elle est peut-être très jeune, mais on la sous-estime souvent. Milixia sait qu'on lui a donné cette «tâche» à la fois pour la sortir de la maison, mais aussi, car personne d'autre de sa famille n'est intéressé à faire les courses. Ni sa petite soeur Vivianne ou son grand frère Mathias. Alors, aussi bien donner son maximum, pour leur montrer son efficacité et son courage à affronter toutes les saveurs de pains au monde.      

... Mais malgré toute sa bonne volonté, le nombre de choix la dépasse. Ce n'est pourtant pas la première fois que ses yeux verts analysent le présentoir de Julius le boulanger. L'anticipation qu'un jour elle doive porter la lourde responsabilité de choisir un pain par elle-même l'a rendu anxieuse. Milixia s'est donc préparé, elle a même suivi nombreux autres clients en cachette pour les étudier. Aujourd'hui est ce grand moment tant attendu, et c'est plus difficile que prévu. Et si elle se trompe? Et si elle décide d'avoir un peu d'audace et de choisir pomme et canneberge, mais que ça goûte le fumier de Gorlak? Et si on l'aime encore moins par la suite!? Car Milixia entend maman et papa parler d'elle le soir. Elle fait souvent semblant de dormir, sa peluche Monsieur Nours entre les bras, mais elle écoute tout. Ils sont tristes. Ils ne veulent pas dire pourquoi, mais la jeune Nébulix sent que c'est à propos de ses ailes et sa couleur de peau. Après tout, elle remarque le regard des autres dans la rue, la popularité de son frère et sa soeur, leur cercle d'amis, leur succès... Alors qu’elle, pour combattre l'ennui, elle en est à relire une troisième fois les séries de Contes fantastiques de Sieur Edward ou les dizaines de livres sur les potions et la magie, faute d'alternatives. Une chance que l'insolite et estivale Milixia est curieuse de nature et que les livres répondent à ses «trois fois toutes les doigts de la main» questions. La bibliothécaire doit être d'ailleurs l'une des rares adultes qui lui offrent des sourires, peut-être parce que la jeune Rimbaldi est une cliente régulière, ou peut-être qu'elle est sincère? Difficile à déterminer quand elle est habituée d'entendre des mots méchants et des murmures des autres. Maman dit toujours que c'est «normal», mais ça reste une autre caractéristique qui la différencie de Mathias et Vivianne.  

Pour éviter d'avoir souvent de la peine et combattre les «méchants», Milixia a acquis le pouvoir magique de l'indifférence. C'est ce que Sieur Edward fait lors de ses aventures dans les contes, il fait comme si de rien n'était... Mais il arrive quand même parfois à la malchanceuse Nébulix de réagir... Comme cette fois où elle a donné un coup de poing sur le nez de Lucas, car il lui a dit que juste les Mortanys voudraient d'elle. Elle s'est mérité un mois de punition pour ça (en plus d'être privée de desserts), mais ça a fait du bien. Maman et papa font beaucoup d'effort pour garder la tête haute et lui sourire, lui donner de l'amour et de  l'attention malgré sa «différence» et les ennuis. Ils font leur possible et Milixia comprend.  La jeune enfant veut donc tout faire pour éviter de les contrarier davantage. C'est pourquoi elle prend cette mission de pains à coeur.

«Et puis?  Est-ce que t'as enfin choisi... Pitié. Par pitié. Dis esta...»  

Elle retrousse les manches de sa chemise, une ancienne jadis portée par son grand frère Mathias, replace une mèche rebelle rosâtre de cheveux puis jette un regard complice à Monsieur Nours dans ses bras dans l'espoir qu'il ait un moment de lucidité et l'aide à surmonter cette terrible montagne de pains. Et puis, moment décisif. Milixia lève le doigt vers le présentoir, le boulanger hausse les sourcils, il a les yeux larmoyants, l'espoir l'envahit, la fin de sa torture est proche...

«Ehm... Cestes encore...»    

Le boulanger mord son poing, ses jambes fléchissent. Il pleure, recroquevillé sur lui-même. Les clients se lamentent. Mais qu'importe, Milixia ne se pliera pas à leurs frustrations. Citrouille? Non. Banane? Peut-être... Un long pain? Un petit pain? Des p'tites miches?

«Oh!»  

Moment de silence. Le boulanger lève la tête depuis derrière le comptoir, sa barbe rousse imbibée de larmes salées. La file de clients retient son souffle.

«J'vais prendre... Un pain normal, sivouplé.»

Parfois, la solution la plus simple est souvent la meilleure.

«Je vais réussir Monsieur Nours! Cette fois je le sens!»

Cela fait maintenant une heure que la jeune Nébulix au teint écarlate écrase des racines dans un mortier dans un coin de l'auberge de la basse-ville. Ses petits bras frêles et son épuisement ne font pas obstacle à sa détermination. Milixia a anticipé ce moment depuis plusieurs lunes déjà, pas question qu'elle abandonne!

Le délaissement de sa famille lui a laissé beaucoup de liberté, trop même, mais c'est tout à son avantage. Ce n'est certainement pas sa mère qui lui aurait consciemment laissé lire des livres de recettes qui peuvent causer des incendies, ou empoisonner, ou exploser... Et si sa soeur Vivianne découvrait ça, elle ne se gênerait pas de tout raconter à papa et maman et Milixia serait privée de sorties. Heureusement qu'ils pensent qu'elle passe ses journées à dessiner ou embêter le boulanger.

L'ourson en peluche bien assis à côté d'elle, la tête tournée vers le mortier, l'enfant a le souffle court. Comment est-il possible de prévoir qu'une si petite racine se montre aussi têtue qu'un cochon grognon? Peut-être qu'elle ne s'y prend pas correctement? Alors que Milixia contemple l'idée de traire sa racine comme elle le ferait avec une vache, un liquide blanc visqueux s'échappe enfin de celle-ci. L'épuisement laisse place à l'émerveillement et l'euphorie. Délaissant son pilon, la respiration haletante, elle s'empresse d'amener «Monsieur Nours» plus près d'elle pour lui désigner le résultat.

«Monsieur Nours, regarde!...»

Ses petites mains tremblotante d'un mélange d'adrénaline, de fatigue et d'anxiété agrippent alors le mortier et déverse son contenu dans un petit flacon qu'elle a préalablement ouvert.

C'est fait.

Milixia n'a pas pensé voir ce jour venir, mais l'ailée vient enfin de franchir un nouveau cap de sa vie: elle a fabriqué sa première potion d'alchimie.

Prochaine étape? Faire boire sa création à «Cille» et espérer qu'il survive.

Une histoire de glace avec saveurs?...

«Nours! Attention!»

Trop tard, son bol de fraises, sa collation de l'après-midi, se renverse accidentellement sur son expérience du moment.

Toujours en quête de réponses et de nouvelles idées, l'enfant (ou l'enfer) Nébulix a pris soin de se présenter très tôt en matinée à son laboratoire. C'est un rêve en plein milieu de la nuit à propos de la consummation de l'union entre «Si-bille» et «Calle Lèble» que Milixia a eu un vent d'inspiration. Le Soufflate, un dérivé de l'acide sulfurique, amène peut-être d'autres propriétés lorsque mélangé à quelque chose de très froids, comme de la glace ou de la neige.

Ce qui a suivi a été le résultat de beaucoup d'improvisation et de débrouillardise. L'alchimiste en herbe a passé une bonne partie de la semaine chez Pavol à la recherche d'un voyageur quelconque et c'est un vieux Kardar bien poilu qui a attiré son attention (ou plus précisément sa barbe). En échange de quelques potions faciles, la Nébulix a demandé un peu de neige, ce qui est une offre en soi très alléchante!

Quelques lunes plus tard, le «Poilu sur patte» s'est présenté avec une jarre contenant le nécessaire. Sans tarder, Milixia a couru vers son laboratoire, non sans s'arrêter avant chez le fruitier pour de bonnes collations: un bol de fraises. Il faut, après tout, qu'elle ait de l'énergie pour la nuit qui va suivre!

Une fois bien installée prête pour son «expémi-rentation», l'ailée a déversée l'entièreté de la neige dans un petit bol... Mais bien entendu que Monsieur Nours, torturé par sa faim, n'a pas eu sens de faire preuve de délicatesse pendant l'expérience laborieuse. Les fraises se sont alors renversées sur l'entièreté du peu de neige en possession de la jeune enfant...

Boudeuse et fâchée, la Nébulix a envoyé l'ourson en punition sous la table. Sa neige est foutue, mais pas question que sa collation le soit aussi. Petite cuillère en main, elle prend une bonne bouchée de neige imbibée de jus de fraises..................

«.... Monsieur Nours?»

Elle ramène l'ourson à elle.

«... Il va nous falloir.... Beaucoup beaucoup BEAUCOUP de neige et plein plein plein de fruits.»

Le lapin blanc

Depuis qu'il avait été transmis à la jeune Nébulix d'été que les arbres et fleurs «parlaient», ses séances de collectes de fleurs (principalement les «pisse-au-lits») furent rapidement abandonnés. Décapiter des êtres vivants ne figurant pas parmi ses activités préférées, l'enfant prodige s'était plutôt tournée vers l’élevage de lombrics pour former une colonie, incluant trouver un nom pour chacun de ses nouveaux lans, et fonder une ville: Gluantville.

Donc, lors d'un matin d'été dans la forêt éternelle, l'enfant s'était mis à la chasse aux vers de terre équipée d'un petit bocal. Monsieur Nours et Moustache Junior 1er du Nom, ses fidèles lans, étaient bien sûr de la partie. Sa collecte allait de bon train avec le dernier venu «Monsieur Beurk» (lombric qui a hérité de son nom par sa viscosité hors norme) lorsqu'une rencontre inattendue se produisit.

Un lapin, aussi blanc que la neige, venait de traverser le petit sentier droit devant elle. Jamais la Nébulix n'avait vu un «nuage poilu» comme ça! Donc bien évidemment, contre tout instinct de survie, elle le suivit. D'un buisson à l'autre, le lapin (en crise de panique) fuyait l'enfant comme jamais il n'avait fuit un prédateur avant. La poursuite eut lieu pendant une bonne dizaine de minutes quand enfin l'animal prit refuge à l'intérieur d'un arbre, dans un trou entre ses racines.

Milixia déposa Monsieur Nours sur une roche à proximité et l'alchimiste en herbe s'agenouilla devant l'orifice, curieuse.

«Surveille mon popotin, Nours!»

Un Moustache Junior aux poils hérissés sur son épaule, la Nébulix rampa lentement entre les racines à la poursuite du lapin blanc. Sans qu’elle ne le remarque toutefois, les racines se refermèrent derrière elle sous le regard de Monsieur Nours, impuissant.

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Monsieur Nours resta là, devant l'arbre, bien assis sur la roche où il avait été laissé, désemparé. Cela faisait déjà une demie heure que sa lans s'était enfoncée dans l'arbre. Il n'entendait plus rien.

«Mais quelle conne.»

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Le livre secret de papa...

Cela faisait déjà presque deux belles années que la jeune Nébulix arborait fièrement le nom de Lioncour. Sa vie passée en tant que Rimbaldi lui semblait déjà bien loin, presque entièrement oubliée, comme si faire parti de la vie de Laurent et Elyse de Lioncour était prédestiné. Normal. Jamais la jeune fée n'a eu autant d'amour et de support, la petite ailée arrivait presque à se sentir normal.

Bien que Milixia vivait maintenant dans une maison de marbre au sein d'une nouvelle famille, sa curiosité et ses (mauvaises?) habitudes n'avaient pas changé.

* * *

«Je crois que c'est un peu plus au fond»

L'alchimiste dévisagea son fidèle ourson en peluche avec une certaine perplexité. Cela faisait maintenant vingt minutes qu'elle était dans l'obscurité sous le lit de l'antre des lions: la chambre de maman et papa. Ce qui était au départ une aventure imaginaire dans «La grotte des ténèbres de Carbonne» avec Monsieur Nours sous le lit de ses parents s'était transformé en recherche exhaustive de l'oeil droit de son lans, qui s'était détaché suite à un mouvement un peu trop brusque. Malgré son puissant In Lor, trouver l'oeil en fugue s'avérait plus difficile que prévu.

«Tu tombes vraiment en morceaux Nours, va vraiment falloir je règle ça après.»

La jeune ailée frotta alors sa main à l'aveuglette dans la poussière, trouvant par-ci par-là des diamants et des pièces égarées par son fameux père...

«Plus à gauche... Non, droit... HALTE!»

Et ce fut une victoire! Oeil en main, c'est avec fébrilité et adrénaline que la jeune Nébulix s'extirpa hors de l'obscurité du «lit à bisous», non sans manquer de tout accrocher autour d'elle, causant ainsi un effet domino. Coffrets en bois, bijoux et effets personnels se renversèrent au sol. Un livre en particulier glissa vers l'ourson, ouvert et pages bien lisibles, comme si la vie l'avait voulu ainsi.

«Oh, caca de phoque obèse...»

Embarassée de sa dernière gaffe, Milixia s'empressa de ramasser et ranger les divers objets qui s'étaient étendus au sol. Mais cette gaffe n'est pas vraiment le sujet important du moment.

Pendant que la jeune fée était à quatre pattes à collectionner les divers bijoux excentriques, l'ourson en peluche fraîchement borgne laissait aller son unique oeil sur les ouvrages du livre qui était tombé près de lui.

«Oh... Milixia. Tu dois absolument lire ça.»

Intriguée, la jeune Nébulix s'approcha délicatement de son meilleur ami et empoigna à son tour de livre.

«Ode à ton corps, par Vicomte Richcoeur?»

«Lis à voix haute, je t'en pris...»

«Aujourd'hui, si tu le veux bien, je veux m'attarder à ton corps, le temple que je visite le plus souvent...»

Et la jeune fée s'interrompit, d'abord amusée par la phrase toute bizarre, pour ensuite arquer les sourcils d'incompréhension au fur et à mesure qu'elle tournait les pages de l'oeuvre «pour adulte» écrit par son père. Les passages très colorés et riches en images étaient exponentiellement plus explicites au fil de la lecture. Milixia échangea un regard avec Monsieurs Nours, qui lui l'invitait à poursuivre avec exaltation. L'enfant et l'ourson venaient de mettre la main sur quelque chose qui n'était définitivement pas destiné à être lue par une enfant Nébulix d'été.

Milixia aurait bien des questions.